Pourquoi des problèmes ?

Cet article de Nicolas Rouche a été publié en 1989 dans le numéro 71 de la revue Mathématique & Pédagogie.

Ceci est une réponse à l’article récent de Pierre Marlier intitulé Mais où vont donc tous ces problèmes ?[1]P. Marlier, Mais où vont donc tous ces problèmes ?, Mathématique et Pédagogie, 69 (1988), 57-62..

Et tout d’abord merci à Pierre Marlier d’avoir pris la peine de discuter les idées que le Groupe d’Enseignement Mathématique de Louvain-la-Neuve cherche à répandre depuis quelques années et d’avoir en particulier donné son sentiment sur le récent ouvrage du GEM intitulé Apprivoiser l’infini[2]C. Hauchart, N. Rouche, Apprivoiser l’infini, GEM et CIACO, Louvain-la­Neuve, 1987.. Tout irait sans doute mieux pour l’enseignement des mathématiques si la bataille d’idées à son sujet était plus vive, si davantage d’opinions étaient exprimées et confrontées. On ne peut espérer progresser que dans la mesure où on discute et évalue ce qu’on fait, ce qui se fait.

Bien sûr, comme l’annonce P. Marlier, ce qu’il écrit relève de la polémique, et pour l’essentiel ce sont des opinions. Mais ce sont des opinions argumentées, et à ce titre elles valent beaucoup mieux, ont plus de poids et sont plus utiles que des opinions tout court. La réponse qui suit est aussi de l’ordre de la polémique et de l’opinion, et nous tâcherons de même de l’argumenter le mieux possible.

Ceci dit, venons-en aux critiques et réserves que Pierre Marlier formule à l’encontre des idées et des travaux du G.E.M. Tout d’abord, il est vrai que nous nous sommes intéressés davantage jusqu’à présent à la genèse des connaissances à partir de situations problématiques qu’à la formulation de théories déductives. C’est que de telles théories existent, qu’elles ont été écrites et souvent bien écrites et que de plus elles nous paraissent être le terme de l’apprentissage, tandis que la genèse des connaissances mathématiques au départ des connaissances communes est un domaine beaucoup moins étudié et que sa méconnaissance nous semble préjudiciable à l’enseignement.

Nous pensons que faire des mathématiques, c’est fondamentalement chercher à résoudre des problèmes et y arriver autant que faire se peut. Le reste s’ordonne à cet objectif non pas unique, mais principal. Le succès d’un enseignement des mathématiques nous semble se mesurer surtout à la capacité de pensée autonome devant une question quelque peu nouvelle, la capacité de mobiliser ses connaissances pour construire une réponse et s’assurer de sa solidité.

Il nous semble possible que les élèves construisent une partie de leur savoir mathématique sur des chantiers de problèmes, et nous croyons que tout morceau de savoir qu’ils auront construit eux-mêmes vaudra beaucoup mieux pour eux, aura plus de chance de demeurer dans leur souvenir et sera plus disponible que la plupart des savoirs simplement reçus. Nous cherchons à les priver le moins possible de la joie de la victoire sur une difficulté mathématique, une joie que chacun d’entre nous a éprouvée et peut associer, a posteriori, à ses acquis les plus solides.

Par ailleurs, il nous paraît clairement impossible que les élèves construisent seuls, sans aide, fut-ce sur des chantiers de problèmes superbes, tout le savoir mathématique qu’impose le programme. Le professeur doit donc intervenir, répondre aux questions si possible par des questions, donner des indications, faire des suggestions, organiser des synthèses, et par moments faire lui-même des exposés bien charpentés. Il est important toutefois, dans notre opinion, que de tels exposés répondent à une attente, c’est-à-dire à des questions que les élèves se sont préalablement posées sur des chantiers de problèmes. Il devrait être exceptionnel qu’une théorie ayant été exposée, les élèves demandent à quoi ça sert : ils devraient le voir. Et s’ils demandent à quoi ça sert, il devrait être tout à fait exceptionnel que le professeur n’ait pas d’autre réponse que : vous verrez plus tard. Encore faut-il s’entendre sur le mot servir il veut dire servir dans les mathématiques ou en dehors, répondre à des questions que l’on se pose, d’où qu’elles viennent. L’expérience nous paraît prouver que, s’il est vrai que la référence au quotidien, au “concret”, peut être une source de motivation, il est souvent possible d’éveiller l’intérêt des élèves par des défis posés à l’intérieur même de l’édifice mathématique.

Que penser maintenant de l’idée selon laquelle l’exposé d’une théorie axiomatisée serait une meilleure voie de transmission du savoir mathématique que le travail sur “des problèmes qui vont quelque part”? Ou au moins que cette voie serait meilleure pour les élèves des dernières années du secondaire ? Il nous semble que ce jugement doit être tempéré par les considérations suivantes.

Tout d’abord, il n’y a, à notre meilleur jugement, pas de raison de penser que les problèmes seraient plus appropriés aux jeunes qu’aux élèves chevronnés. Tout le monde doit apprendre, jusqu’au bout, à résoudre des problèmes, et ceux-ci seront bien entendu plus immédiatement mathématisés à 17 ans qu’à 12 ou 13. Si on accoutume les élèves par priorité à étudier une théorie, puis à l’appliquer à des illustrations simples ou à des calculs standards, on les installe dans un confort mental qui n’est pas souhaitable. Une enquête de l’IREM de Strasbourg auprès des lycéens français établit qu’ “en terminale C et D” [c’est-à-dire dans les classes à beaucoup d’heures de math], les élèves sont plus nombreux à trouver “excessif et déprimant” de sécher sur une question qu’à estimer cela “normal et stimulant”. (Voir Le Monde du 12 janvier 89).

Qu’il puisse être parfois plus approprié de commencer par un exposé déductif avant de s’attaquer aux problèmes auxquels il conduit naturellement, c’est sans doute vrai … à condition que l’on n’oublie pas les problèmes. Mais il ne nous semble pas que ce doive être la voie habituelle. Comme l’a montré I. Lakatos [3]I. Lakatos, Proofs and refutations, the logic of scientific discovery, Cambridge University Press, 1976. d’une façon frappante, les concepts se construisent naturellement sur les chantiers de preuves (il les appelle proof generated concepts). On ne comprend vraiment une définition que lorsqu’on saisit la façon dont elle a été ajustée aux exigences des preuves où on l’utilise. Or l’immense majorité des .exposés axiomatiques introduit les concepts prématurément, loin de l’endroit où on les voit à l’œuvre.

Ceci dit, il va de soi pour nous que le fait d’attaquer un chapitre de mathématiques par des questions plutôt que des axiomes, et de voir les objets mentaux se former au fil d’une suite de problèmes qui va vers la théorie, cela ne dispense nullement l’enseignant d’aller jusqu’à la théorie bien en forme. Celle-ci est pour nous le terme et non le début d’un apprentissage.
Et pour terminer sur un point précis : si l’ouvrage intitulé Apprivoiser l’infini est apparu à Pierre Marlier comme insuffisant pour conduire les élèves au terme de l’apprentissage des suites et séries, disons sans ambage que nous sommes entièrement d’accord avec lui. Il n’a pas été écrit pour cela, mais seulement pour cerner les embarras de pensée de ceux qui s’approchent de l’infini. Par contre, si des élèves arrivaient à résoudre des problèmes comme ceux que nous avons rassemblés dans Rencontres avec l’infini [4]GEM, Rencontres avec l’infini, Louvain-la-Neuve, 1981., nous estimerions avoir pleinement enseigné ce qui peut l’être au niveau secondaire concernant les suites et les séries.

Notes

Notes
1 P. Marlier, Mais où vont donc tous ces problèmes ?, Mathématique et Pédagogie, 69 (1988), 57-62.
2 C. Hauchart, N. Rouche, Apprivoiser l’infini, GEM et CIACO, Louvain-la­Neuve, 1987.
3 I. Lakatos, Proofs and refutations, the logic of scientific discovery, Cambridge University Press, 1976.
4 GEM, Rencontres avec l’infini, Louvain-la-Neuve, 1981.